Le 1er juin 2008 mourait Yves Saint Laurent. Les enterrements de première classe fanfaronnent parfois des adieux éphémères. Le temps a passé, l'artiste reste. L'homme n'en finit pas de hanter les mémoires, d'inspirer ici des écrivains, là, un chanteur, un réalisateur. Au Petit Palais, la rétrospective de l'œuvre du couturier français attire les foules. On a joué des coudes pour assister au vernissage. On a patienté plus d'une heure, dès le premier dimanche, à l'ouverture des portes. Les Japonais s'y pressent comme on visite un monument national. Un patrimoine. Quarante années de création en haute couture et prêt-à-porter sont présentées : 307 modèles, des dessins, des films, des photographies... Un flash-back en couleurs, ludique. Pas la moindre trace de naphtaline sur ces vêtements dont la modernité, le style s'avèrent un pied-de-nez permanent à la mode qui passe. Impossible de millésimer cette robe cache-cœur en lamé de 1968, ce blouson noir ou cette saharienne seventies encore dupliquée. Et que dire de ces anciens smokings au tombé inégalé ? Rien n'apparaît plus nouveau que l'ancien, surtout lorsqu'il est siglé YSL. Lors de la cérémonie des Césars, Laetitia Casta a fait sensation dans une robe vintage d'une élégance à renvoyer la petite clique des modeux à sa pelote d'aiguilles. Une fois de plus, le mannequin se montrait fidèle à celui qui a désacralisé la mode. Une fidélité comme une révérence, partagée par beaucoup avec plus ou moins de déférence.
Si les aspérités et les zones d'ombre du personnage sont évoquées dans la biographie non autorisée de Marie-Dominique Lelièvre, Saint Laurent, mauvais garçon (Flammarion), la plupart des ouvrages qui paraissent ces mois-ci recouvrent de l'or fin des légendes la statue du prince de la haute couture française. «N'oublie pas que tu as inventé le prêt-à-porter et rien que cela devrait te valoir une gloire éternelle», rappelle Pierre Bergé dans ses Lettres à Yves (Gallimard). Dans une émouvante correspondance posthume, le compagnon de toujours revient sur les mois qui ont suivi les funérailles à l'église Saint-Roch. Le ressac des souvenirs fait émerger des confidences : émotion de Catherine Deneuve allongée près du corps sans vie de celui qui l'avait habillée dès 1967 dans Belle de jour ; clin d'œil amusé aux différences qui opposaient l'artiste, enfant terrible, au grand vizir, un brin paternaliste ; regard sincère porté sur une relation de couple tramée de dépendances et de complicité sexuelle. Véritable déclaration d'amour, le journal de Pierre Bergé ne cache rien de la difficulté des dernières années. Les mots affichent le tranchant des miroirs brisés qui renvoient l'image d'un génie aux prises avec la drogue et l'alcool, d'un être fractal, dépressif et irascible, vivant escargoté sur lui-même, à distance du monde.
«Nul artiste ne tolère vraiment le réel», assurait Nietzsche. Artiste, Yves Saint Laurent l'était à plus d'un titre. Dans le monde d'orphelins des créateurs, cet esthète maternait son inspiration à l'ombre des œuvres de Picasso, Diaghilev ou Mondrian. Iris et tournesols sortaient alors des toiles de Van Gogh pour renaître brodés sur une soie bleu nuit. Les oiseaux de Braque prolongeaient leur vol et se posaient sur les courbes graciles de Carla Bruni. L'art concernait Yves Saint Laurent. Il le collectionnait, le citait, le revisitait à sa façon. «La mode n'est pas tout à fait un art, reconnaissait-il avec lucidité, mais elle a besoin d'un artiste.» L'homme est de ceux auxquels l'œuvre survit, exposée, imprimée, publiée.
La Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent y contribue largement. Elle coédite notamment avec les Editions de La Martinière le monumental Yves Saint Laurent, haute couture, l'œuvre intégral, 1962-2002, numéroté, proposé en série limitée à 500 exemplaires. Cette bible en quatre volumes (26 kilos) comprenant, entre autres trésors, 1 283 planches exclusives de dessins réalisés de 1962 à 2002, est vendue au prix de 2 100 euros. Une folie à s'offrir comme si rien n'était perdu, comme si le siècle dernier était un avant-hier à portée de main.
Mieux que quiconque, Yves Saint Laurent illustre l'histoire d'une certaine vie française, la nostalgie d'une époque où, dans une France contestataire, tout changeait : les mœurs, le cinéma, la musique, la mode... Une transe derviche qui donnait un peu le tournis, mais offrait aux artistes une vision qu'aucun obstacle ne semblait pouvoir obstruer. Dans un monde déjà glacé de solitude, Julien Clerc captait l'Hair du temps en laissant entrer le soleil, nu sur scène. Sur grand écran, Sylvia Kristel s'effeuillait et Michel Polnareff exhibait ses fesses. A sa façon, Saint Laurent jouait, lui aussi, la provocation en posant nu, en 1971, devant l'objectif de Jeanloup Sieff. «Je veux choquer», avait alors affirmé le créateur à l'origine de ces clichés destinés à promouvoir le parfum Rive Gauche.
Autre temps, autre mœurs ? De Giorgio Sant'Angelo à Luciano Benetton, même nos rebelles d'aujourd'hui se sont rhabillés, laissant les trottoirs à d'autres impudeurs médiatiques. Mieux vaut, à rebours des déballages de l'heure, revenir sur les esthétiques prises de vue du photographe reproduites intégralement dans le très beau livre Yves Saint Laurent mis à nu (Albin Michel). Qu'il soit simplement vêtu de ses lunettes en écaille ou sapé comme un milord, l'homme s'offre à l'indiscrétion sans rien laisser voir.
Qui était ce personnage baudelairien ? Quel était ce grand sensible fier de servir le corps des femmes, «leurs gestes, leurs attitudes, leur vie» ? Du 34 au 44, il paraît avec la même attention mondaines et working women. Style féminin masculin. Audace des transparences. Elégance des coupes. Pyrotechnie d'étoffes. Il habillait «l'ambiguïté, le double je, héritage du temps où le luxe était d'être de tous les sexes, de toutes les aventures», décrypte Laurence Benaïm dans Requiem pour Yves Saint Laurent (Grasset). D'une plume soignée et avertie, l'auteur, qui s'est déjà livré à une excellente biographie - réactualisée et publiée en poche -, revient sur le profil d'un homme atypique qui n'en finit pas de fasciner. A chacun son approche, son enquête. Olivier Meyrou a réalisé un documentaire, Célébration, dont le point de vue dérangeant freine sa diffusion en salles. Le 29 septembre prochain sortira un film plus consensuel intitulé Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, l'amour fou, de Pierre Thoretton.
YSL était un rêve qui se prolonge, un rêve qui se transforme. Depuis février, Alain Chamfort le chante avec une mélancolie jumelle, un talent ajusté et un succès mérité. C'est sur internet que les 25 000 disques d'Une vie Saint Laurent se sont vendus en quelques semaines. Le chanteur travaille avec l'auteur Pierre-Dominique Burgaud pour monter une comédie musicale, alors même qu'à Broadway, Malcolm McLaren (ex-compagnon de Vivienne Westwood) planche sur un projet similaire inspiré du parcours de Christian Dior. L'époque a besoin de légendes, de destins hors normes. «Avant le disque, je n'avais pas réalisé à quel point Yves Saint Laurent avait eu une vie romanesque, confie Alain Chamfort. C'est impressionnant, à la fois très beau et déchirant. Sans doute est-ce l'une des raisons pour lesquelles il fascine encore. Il reste le témoin d'une période charnière où le geste artistique était pris en considération, où le marketing ne dictait pas encore sa loi.»
Faut-il voir dans le regret d'une époque révolue l'explication de la Saint Laurentmania ambiante ? Sans doute, mais pas seulement. La marque s'évertue à ne pas regarder dans le rétro. Sur deux réseaux branchés du net, Twitter et Facebook, les trois initiales entrecroisées par Cassandre rameutent avec l'efficacité d'un SMS la « bande à Saint Laurent » : 240 455 fans d'un genre nouveau s'informent sur les défilés, sur les projets de Stefano Pilati, directeur de la création, qui, à sa manière, s'évertue à faire évoluer l'héritage du maître.
Alors que les demoiselles en dentelles et mitaines filent dégoter chez Odetta (une boutique parisienne branchée) un Perfecto vintage, les fashion victims s'arrachent la nouvelle édition du Manifesto Yves Saint Laurent printemps-été 2010, une revue gratuite tirée à plus d'un demi-million d'exemplaires et distribuée le 20 février dans les rues de Paris, Milan, Londres, Tokyo, Hongkong et Berlin. La maison de couture séduit les actrices en vogue comme Emmanuelle Devos ou Mélanie Thierry et mise sur les talents du moment. Le designer Yazbukey a imaginé une broche à l'effigie de l'artiste, en vente dans la boutique parisienne Colette. Le réalisateur-écrivain Samuel Benchetrit a tourné un court-métrage diffusé avant le défilé printemps-été 2010. Les médiatiques photographes Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin ont également empoigné la caméra pour filmer l'acteur vedette Michael Pitt. Le mannequin en vogue Natalia Vodianova a succédé à Kate Moss. Saint Laurent vu et revu, mais jamais remplacé. Hedi Slimane, Jean-Paul Gaultier, Alber Elbaz ont appris de lui sans lui succéder.
Celui qui refusait d'être assimilé à d'autres couturiers reste un être à part comme le sont les idoles : «Johnny Hallyday, Brigitte Bardot, Alain Delon sont irremplaçables, explique la journaliste de mode Viviane Blassel. Ce n'est pas un hasard. Yves Saint Laurent n'a pas vraiment d'équivalent aujourd'hui parce que l'époque ne produit plus, à tort ou à raison, de grandes stars. Il y a Zidane chez les sportifs, Obama qui vacille déjà sous le poids des critiques, mais l'on ne sacralise plus personne. Les statues sont déboulonnées à une vitesse éclair. Et chacun peut prétendre, comme disait Warhol, à sa minute de gloire.»
A une génération de défri cheurs portés par la contre- culture des années 1960 a succédé une génération de stylistes inféodés à une mode mondialisée et garrotée par le marketing. Le 24 janvier, au palais de Tokyo, le jeune couturier Josephus Thimister présentait un défilé au titre provocateur : « Bain de sang et opulence ». A une époque qui met la mort à la mode, autant retrouver ce qui reste du génie français et de la mythologie romantique de l'artiste : M. Saint Laurent, fantôme bel et bien vivant.
Yves Saint Laurent au Petit Palais. Musée des Beaux Arts de la ville de Paris. Avenue Winston Churchill (8e arr.) Tél. 01.53.43.40.00. Jusqu'au 29 août 2010. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi. A savoir : la totalité des modèles présentés dans l'exposition provient du fonds de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, à l'exception de trois modèles prêtés : deux par la comtesse de Ribes, un par Charlotte Aillaud, soeur de Juliette Gréco. Les coiffures sont d'Alexandre de Paris. site www.yslretrospective.com
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