"La Seconde Guerre mondiale a bouleversé de fond en comble non seulement la carte de la planète, mais ses mœurs et ses mentalités. Son coût a été monstrueux et il pèse encore de façon sensible sur les destins individuels et collectifs : des dizaines de millions de morts, de blessés, d'endeuillés, de transplantés.Reprenant ici très fidèlement une réflexion orale amorcée un jour par Émile Touati, on peut se demander si, soixante-cinq ans après, le monde actuel est meilleur, plus civilisé ou simplement plus lucide que celui de l'avant-guerre. Du double programme de la moralité active : combattre le mal et faire le bien, on n'a réalisé (et encore très partiellement et très imparfaitement) que la première partie. Le nazisme, expression du mal absolu, a heureusement été vaincu, mais non éradiqué. Cependant, les grandes illusions de 1945 ont été rapidement déçues. La création de l'ONU, du Fonds monétaire international, les accords de Bretton Woods faisaient espérer un nouvel ordre international, politique, économique et financier, tandis que les promoteurs du Welfare State promettaient une société plus juste, débarrassée du spectre du chômage. À cet égard, force est d'enregistrer un bilan de faillite quasi général. Les conflits nationalistes, idéologiques, ethniques ou tribaux sévissent un peu partout et ne sont pas résolus. Le terrorisme international, cancer de notre époque, constitue pour certains une « contre- société » potentielle dans laquelle la mort - ou le retour au néant paradisiaque - représente le seul refuge contre le mal. Quant à l'économie mondiale, elle semble vouée aux déséquilibres, aux crises, aux spéculations sans frein et à l'élimination des plus faibles.
Mais ce que nous retenons avant tout de la Seconde Guerre mondiale, c'est la Shoah dans sa singularité absolue. Laissons aux philosophes ou aux théologiens, s'ils en sont capables, ou s'ils l'osent, la tâche de rechercher les significations de la Shoah. Nous nous contenterons d'en tirer certains enseignements, en quelque sorte expérimentaux. L'un de ces enseignements a été formulé il y a vingt-six siècles par le prophète Jérémie (1) quand il a proclamé : « Que l'intelligent ne se glorifie pas de son intelligence, que le riche ne se glorifie pas de sa richesse, et que le courageux ne se glorifie pas de son courage » .
La mise en garde du verset vaut pour l'individu comme pour les sociétés. Il s'est malheureusement avéré que les sciences et les cultures, en tant que telles, ne pouvaient nous prémunir contre la barbarie malgré la confiance et l'espoir que nous avions pu mettre en la civilisation. Si elles ne sont pas armées moralement, les civilisations industrielles, aux technologies et aux systèmes les plus sophistiqués, peuvent se conduire de façon plus atroce que les primitifs les plus féroces ou que les fanatiques les plus aveugles.
Nous vivons à l'ère des ingénieurs - une ère plus préoccupée par le souci d'innover que de comprendre l'événement. C'est une époque de transformation radicale, réfractaire, comme souvent en pareil cas, à l'histoire. À cet égard, ce que l'humanité doit aussi comprendre d'Auschwitz, c'est qu'elle doit adopter une position de plus grande réserve face à la civilisation performante et triomphante qui nous a trahis hier. Une position d'homme face au monde, faite sinon de méfiance, au moins de discernement et d'une adhésion mesurée aux réussites, aux ors brillants et aux leurres de toutes sortes. Notre époque est aussi celle du dénombrement, des statistiques, de la réduction du divers au semblable - ce qui aboutit aux amalgames et à la confusion. La parole de Jérémie est, elle, le cri de l'individu singulier en sa souffrance à nulle autre pareille, opposable à jamais à toutes les tentatives idéologiques de compensation ou de comparaison des souffrances, à ces comptabilités démentes qui voudraient que des victimes rachètent ou effacent d'autres victimes, ou qu'elles soient en compétition les unes avec les autres.
S'il veut mesurer la nouvelle condition humaine d'après Auschwitz, l'homme doit se rendre compte qu'il peut exister pire que l'esclavage, pire même que le délire meurtrier. Des personnes tout à fait « normales », à visages et à intelligences humains, peuvent être amenées par esprit hiérarchique ou gestionnaire à agir plus sauvagement que la plus folle des bêtes fauves.
Il a été possible, et il est toujours possible - c'est même devenu techniquement encore plus simple - de planifier froidement et d'organiser méthodiquement l'assassinat de millions d'hommes, de femmes et d'enfants pour rien, sans aucun intérêt matériel, sans raison stratégique, militaire ou économique, par haine pure et gratuite. Au moins, à l'époque obscure de l'esclavage, des butins et des rançons, le cheptel humain avait-il une valeur d'usage ou d'échange. Des millions de Dreyfus, avec ou sans grade, ont été assassinés, sans procès et sans guère de protestation, comme on tue des microbes ou des moustiques… et incinérés comme des ordures. Faudrait-il les oublier ?
Dans la Bible et la tradition rabbinique, Amalec, descendant d'Ésaü, le mauvais frère, est le premier peuple qui combattit les Hébreux sortis d'Égypte. Il l'attaqua par-derrière en s'en prenant aux plus faibles ; il ne craignit pas de perdre la vie pour chercher si possible à l'anéantir ou au moins à montrer sa vulnérabilité. C'est l'ennemi par excellence. « Souviens-toi d'Amalec… Efface la mémoire d'Amalec de dessous les cieux. N'oublie pas. » Par ces formules étonnantes (2), en apparence contradictoires, la Bible nous alerte et donne une leçon qui s'adresse à toutes les générations et à toute l'humanité. Seul le souvenir vigilant et actif permet de détruire à la racine les influences maléfiques d'Amalec. Le souvenir des horreurs du passé nous inspire dans le combat contre les horreurs d'aujourd'hui. À l'inverse, qui veut oublier le mal se condamne à le revivre."
(1) Jérémie, chapitre IX, verset 22
(2) Deutéronome, chapitre XXV, verset 17-19
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