dimanche 8 mars 2009

La plage disparue ...

Dérobée par les nazis, “La Plage de Trouville”, une toile de Jacques Mauny, a fini par être restituée aux héritiers spoliés (grâce à un roman de Modiano !). Au terme d'un parcours assez… complexe. Comme les dizaines de milliers de biens juifs pillés pendant la guerre, qui dormaient parfois depuis des années dans les caves de nos musées.



C'est un petit tableau de 39 centimètres sur 46, accroché au mur d'un ancien atelier d'artisan, à Paris, dans le quartier de la Bastille. On y voit des baigneuses vêtues à la mode des années folles, des immeubles de front de mer de style anglo-normand et, sur le côté gauche, la tête d'un homme en gros plan, la clope au bec, étrangement cadré puisque le tableau lui coupe le visage en deux. L'artiste, Jacques Mauny (1893-1962), s'est représenté devant la plage de Trouville comme on se photographie en tenant l'appareil à bout de bras. Quand l'Etat français a restitué ce tableau à Carole Achache, "ayant droit Lange" (c'est l'appellation officielle), elle est vite rentrée à la maison et l'a regardé longuement, le tenant à deux mains comme les épaules d'un proche que l'on retrouve après une longue absence. Puis elle a réalisé que des mains nazies l'avaient touché. Elle l'a reposé vivement. Elle mettra longtemps à lui trouver une place au mur.

La Plage de Trouville fut vraisemblablement volé dans un garde-meuble ou dans une cave, à Paris, vers 1943. A cette époque, la famille qui le possédait était réfugiée en zone libre. Elle fut spoliée de nombreux biens, dont ce Mauny acheté dans les années 20. Une "petite" histoire parmi tant d'autres, tragiques, complexes, inscrites dans la grande histoire de la spoliation des biens juifs durant la guerre. Carole Achache a raconté cet épisode dans un livre captivant, paru en 2008. Elle réussit à y détricoter le fil d'un pathos familial étouffant qu'elle avait cru tenir à distance et enterrer avec sa propre mère. Jusqu'à ce qu'un conservateur du Musée national d'art moderne, Didier Schulmann, la contacte, en 1999, pour lui apprendre l'existence du tableau. Il lui faut alors prouver, condition sine qua non de la restitution, qu'il appartenait encore, à l'époque de la spoliation, à sa famille, broyée bien avant la Shoah par les faillites, les trahisons, l'exil en Indochine. Carole Achache doit combler un "trou de mémoire" de près de soixante ans. A qui appartenait ce tableau ?

Beaucoup se sont trouvés face au même problème. Entre 1941 et 1944, des dizaines de milliers d'oeuvres d'art furent pillées par les nazis dans la plus gigantesque razzia des temps modernes, qui visait à s'approprier la totalité des biens des Juifs. Et, notamment, près de 100 000 oeuvres d'art et des millions de livres et de manuscrits. Dès la Libération, des équipes d'historiens d'art français, anglais et américains s'attelèrent à reconstituer les pérégrinations de ces œuvres, que les Allemands avaient classées, répertoriées et stockées avec une maniaquerie administrative constante, bien que parfois lacunaire. Les pièces les plus prestigieuses étaient destinées à enrichir les musées du Reich, dont celui de Linz, qu'Hitler projetait d'ériger dans la ville de son adolescence. D'autres ornaient les inté­rieurs des dignitaires nazis - Göring avait constitué pour sa part une collection faramineuse.

De ce pillage phénoménal, près de 60 000 œuvres refirent surface dans l'immédiat après-guerre. Environ 45 000 d'entre elles purent être rendues à leurs propriétaires. Pour celles qui ne furent pas réclamées, on opéra un tri. Mises en dépôt dans les musées français, sous des codes d'inventaires énigmatiques, siglées "MNR", 2 000 œuvres "de qualité" devaient intégrer " temporairement" les collections nationales, jusqu'à ce qu'on retrouve leurs propriétaires. Le reste fut vendu aux enchères. Fin 1995, un livre, Le Musée disparu, publié par une maison d'édition confidentielle, fit grand bruit : "MNR", rappelait Hector Feliciano, correspondant du Washington Post à Paris, signifiait "Musées nationaux récupération". Feliciano avait enquêté plus de six ans pour décortiquer les rouages de la spoliation. A l'époque, Jacques Chirac venait tout juste de prononcer le discours du Vél' d'Hiv reconnaissant la complicité de l'Etat français avec l'occupant. Le Musée disparu fut un énorme pavé dans la mare. Feliciano soulignait les nombreuses collaborations du marché de l'art, puis la passivité congénitale des musées, " détenteurs précaires" qui n'avaient pas mis beaucoup d'ardeur à rechercher les ayants droit des oeuvres qu'on leur avait confiées. "Ce livre a joué un rôle déclencheur, c'est vrai, même s'il ne faut pas qu'il s'arroge tout", tempère Didier Schulmann, du Centre Pompidou, qui fut chargé des recherches de provenance dans le cadre de la mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, nommée en 1997.

Cette mission, dite mission Mattéoli, a remis en 2000 un rapport implacable révélant l'ampleur de la prédation, les 80 000 comptes bancaires et coffres bloqués, les 50 000 procédures d'aryanisation, les 100 000 objets d'art et les millions de livres volés, les 38 000 appartements vidés de leur contenu. L'administration sortit de sa torpeur. Des équipes se mirent activement aux recherches, balayant tous les domaines : spoliations financières, foncières, professionnelles, droits des auteurs et compositeurs. Pour ce qui touchait aux oeuvres d'art, des listes furent enfin publiées, des expositions organisées, une quarantaine de pièces restituées. La dernière en date est un Matisse, Le Mur rose, rendu en novembre par Christine Albanel aux héritiers d'un citoyen juif allemand exilé en Angleterre. Dans une seconde édition du Musée disparu, sortie en janvier chez Gallimard, Hector Feliciano fait le point sur l'accélération des événements. Le dernier chapitre raconte comment, grâce à son livre, des oeuvres ont pu être localisées et récupérées au bout du monde.

La Plage de Trouville, elle, petite toile modeste, n'en fait pas partie. Rapatriée d'un dépôt de Karlsruhe en 1950, elle entre dans les réserves du Musée national d'art moderne sous le numéro d'inventaire MNR n° R 21 P. Elle y restera cinquante-quatre ans. Comment Didier Schulmann a-t-il pu remonter jusqu'à Carole Achache, dont la mère est née Lange ? Par une série de hasards. Tout d'abord la découverte, dans les archives du Centre Pompidou, d'un reportage de la revue Art & Décoration de 1928. On y voit l'intérieur d'un hôtel particulier du 16E arrondissement appartenant à un certain Robert Lange. Dans la chambre à coucher, au-dessus du lit en palissandre recouvert de fourrure, il reconnaît le tableau : La Plage de Trouville. A la même époque, Schulmann lit des entretiens de Patrick Modiano avec Emmanuel Berl, dans lesquels le philosophe évoque sa mère, née Lange. La piste se précise. Le conservateur s'adresse alors à une de ses connaissances, descendante des Berl, donc des Lange. C'est elle qui le mettra en contact avec Carole Achache. Quand elle a vu le magazine des années 30 et le cliché en noir et blanc, Carole Achache s'est effondrée. C'est dans cette chambre, dans ce lit, sous ce tableau que sa mère était née.

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