vendredi 4 décembre 2009

"Nikarim divrei emet" ...

Lorsqu’il a pris conscience de son homosexualité, la première image qui est venue à l’esprit de Ron Yosef, est celle de Moïse brisant les Tables de la Loi. "Quand à 18 ans, j’ai pu mettre des mots sur ce que je ressentais, ça a été un véritable cataclysme. J’ai pensé au dépit de Moïse descendant du Sinaï et voyant son peuple infidèle s’adonner à l’idolâtrie. Je me suis senti trahi. Tout d’un coup, le monde n’était plus le même : je n’avais plus que des questions dans la tête, décuplées par les clichés et les préjugés d’un adolescent issu du milieu orthodoxe", confie le premier et seul rabbin orthodoxe en Israël à afficher publiquement son homosexualité.
Après des années de doutes et de tâtonnements, Ron Yosef, âgé de 35 ans, a fait une sortie spectaculaire en avril, en participant à un magazine d’investigation télévisé très populaire. Il était déjà connu, sous son seul prénom, comme le fondateur de HOD (acronyme pour les mots hébreux "homosexuels" et "religieux"), la première association, créée début 2008, revendiquant une coexistence possible entre identités homosexuelle et juive orthodoxe. Son cheval de bataille : la reconnaissance de l’homosexualité masculine, largement occultée au sein du monde orthodoxe, et l’ouverture de discussions rabbiniques sur le sujet afin d’aider les homosexuels religieux à concilier leur double identité.

«J’ai pensé que j’avais la responsabilité, comme juif et comme rabbin, de dire devant tout le monde : "Voilà, vous avez en face de vous un rabbin orthodoxe homosexuel. Maintenant vous ne pourrez plus dire que les homosexuels religieux n’existent pas"», explique-t-il. Depuis cette prestation télé, il a de nombreuses fois revendiqué son homosexualité dans les médias israéliens et étrangers et a participé, en tant que conseiller, au tournage du film de Haïm Tabakman, "Tu n’aimeras point". Histoire d’une passion folle entre un boucher ultra-orthodoxe de Jérusalem et un jeune étudiant d’une école talmudique, le film a été très remarqué en mai au Festival de Cannes, avant de connaître un certain succès à la rentrée en France.
L’homosexualité est un des plus grands tabous du judaïsme. Contrairement à de nombreux interdits, qui sont issus des exégèses de l’Ancien Testament, la Torah mentionne explicitement l’acte sexuel entre hommes comme une "abomination" (Lévitique, 18, 22), donnant une force particulière à l’interdiction. Malgré l’ambiguïté des relations, souvent interprétées comme homosexuelles, entre les personnages bibliques de David et Jonathan, le monde orthodoxe juif rejette en bloc ses homosexuels, assimilés, dans le meilleur des cas, à des "malades" qu’il faut "débarrasser de leur mauvais penchant". Du coup, la grande majorité d’entre eux se marient pour ne pas être mis au ban de leur communauté.

Ces discriminations contrastent avec l’ouverture de la société israélienne non religieuse sur le sujet de l’homosexualité. Tel-Aviv est une des grandes capitales gays mondiales, et les tribunaux israéliens ont accordé de nombreux droits aux couples homosexuels : droit à l’adoption, congé de paternité, mêmes avantages fiscaux que les couples hétérosexuels. "Les homosexuels juifs religieux, de même que ceux de la société traditionnelle arabo-musulmane, sont les plus en souffrance au sein de la communauté gay en Israël", souligne le député du parti Meretz (extrême gauche) Nitzan Horowitz, le seul représentant ouvertement gay de la Knesset. Et d’ajouter : "Ils sont souvent persécutés, soumis à des violences psychologiques et physiques."
Le coming out de Ron Yossef lui a valu, de fait, des menaces de mort et des dessins de pendus accrochés à sa porte. Certains rabbins ont fait pression, en vain, sur sa famille et ses amis pour qu’il quitte la synagogue de Netanya, près de Tel-Aviv, où il officie depuis douze ans. Toujours est-il que la revendication de Ron Yossef et la popularité de son association HOD ont bouleversé les codes du monde orthodoxe. Jusque-là, la seule association s’adressant aux homosexuels religieux leur proposait une "aide" sous forme d’ateliers destinés à "soigner les penchants homosexuels" des participants et à les ramener dans la norme hétérosexuelle.

Avec HOD, Ron Yossef a fait le pari de concilier ce qui jusque-là était jugé inconciliable. Il explique que la loi juive n’interdit pas l’identité homosexuelle : La loi juive interdit spécifiquement les relations sexuelles entre deux hommes. Mais il y a une différence entre cet interdit et le fait d’être attiré par une personne du même sexe, qui, lui, n’est pas interdit. La halacha -l’ensemble des règles de vie stipulées par le judaïsme- ne s’intéresse qu’aux actes sexuels, pas à l’identité sexuelle. Cette distinction ouvre tout un champ de questions : si l’attirance n’est pas interdite, pourquoi alors prôner des thérapeutiques pour la changer ? Pourquoi faudrait-il se marier ? Le judaïsme se doit de donner des réponses aux religieux homosexuels, estime-t-il, reprochant aux rabbins orthodoxes de ne jamais s’être penchés sur le problème "par hypocrisie".
"Le judaïsme traite des moindres détails de la vie quotidienne, jusqu’à te dire quel type de savon il est permis d’utiliser. Mais il se tait sur l’homosexualité, un problème tellement crucial pour les dizaines de milliers d’individus concernés. Ce n’est pas une position tenable. Les rabbins ne peuvent pas se contenter de dire aux homosexuels que les relations entre personnes du même sexe sont interdites. Ils ne peuvent pas nous condamner à l’abstinence, alors que le vœu de chasteté est étranger à la religion juive. Comme sur tous les autres sujets, ils doivent décider ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Sinon, qui sommes-nous ? Des créatures sans désir ? Des espèces de Martiens, et non des êtres humains ?" s’indigne-t-il.

Conçu au départ comme un simple site internet d’information à destination des homosexuels désireux de concilier leur identité sexuelle et les préceptes religieux juifs, HOD a largement dépassé les ambitions initiales de Ron Yossef. Le site a enregistré près de 300 000 connexions depuis sa création, et 2 000 personnes se sont adressées à l’organisation pour obtenir un conseil. Des groupes de discussion se réunissent régulièrement, divisés en deux catégories : l’une pour les hommes mariés, l’autre pour les jeunes entre 18 et 25 ans.
"La plupart des hommes mariés qui s’adressent à HOD ont la trentaine, déjà trois ou quatre enfants, et n’ont jamais pu parler à quelqu’un de leur homosexualité, explique Ron Yossef. Le simple fait de voir qu’ils ne sont pas seuls leur enlève un poids énorme. On ne leur dit pas de divorcer, ce serait contraire à la halacha, et s’ils prennent cette décision, ils doivent la prendre seuls. Mais le fait de pouvoir, pendant deux ou trois heures, parler de leurs difficultés leur rend la vie un peu plus supportable."
Le fondateur de HOD a rédigé une lettre ouverte en dix points, envoyée aux rabbins et leaders du monde orthodoxe. Tout en affirmant son attachement aux préceptes du judaïsme orthodoxe, il souligne que les religieux ne devraient pas être obligés de se marier s’ils se disent homosexuels, et qu’ils devraient pouvoir continuer à participer à la vie de leur communauté. Ses efforts commencent à payer : plusieurs dizaines de rabbins orthodoxes ont soutenu publiquement son manifeste. Parmi eux, Youval Sherlo, une des personnalités du judaïsme orthodoxe, directeur d’un centre d’études talmudiques dans la banlieue de Tel-Aviv.

"L’interdit religieux sur l’acte sexuel entre hommes est intangible, mais l’attitude du monde religieux à l’égard des homosexuels est en train d’évoluer. Il y a encore quelques années, l’immense majorité des rabbins se contentaient de leur dire "Marie-toi ! Tout rentrera dans l’ordre après ton mariage." Aujourd’hui, de plus en plus de rabbins tentent de les comprendre et de les aider. Ils ne sont plus systématiquement rejetés par leur famille. Il y a une lente prise de conscience de la réalité de l’homosexualité et de la souffrance endurée par les homosexuels religieux", explique Youval Sherlo.
Sur ses difficultés et son parcours, Ron Yossef est peu prolixe. Assis sous la lumière blafarde du néon de sa cuisine impeccablement rangée, où des bénédictions juives côtoient un petit drapeau arc-en-ciel, il dit sobrement qu’il "ne veut pas que d’autres vivent ce qu’il a vécu". Il évoque les premières années qui ont suivi la prise de conscience de son homosexualité : "Il n’y avait rien : pas d’aide, pas Internet, personne vers qui se tourner. Je vivais des vies parallèles. Je faisais comme si j’étais straight, que je voulais me marier, que je m’intéressais aux filles. Et je me rendais à des réunions clandestines d’homosexuels religieux à Tel-Aviv. J’avais toujours cette peur de ne pas suffisamment cloisonner les deux mondes, que mon rabbin me jette, ou que le directeur de la yeshiva -centre d’études religieuses- me renvoie. A un certain moment, il m’est devenu insupportable de vivre dans le mensonge, d’évoluer dans ce monde de la religion, des prières et de la synagogue, tout en sachant que si la vérité sortait, je ne pourrai pas être là."

Depuis, Ron Youssef cherche, et il a commencé à trouver des réponses au dilemme des homosexuels orthodoxes. Avec foi dans l’expression hébraïque "Nikarim divrei emet" : "Les paroles de vérité finissent toujours par s’imposer" ... .

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